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Six mois avant

Littérature à partager

Episode 6 (fin du premier chapitre)

Quand Mark entra dans l'infirmerie, son premier regard tomba sur le cul somptueux d'Isabella Duncan. La jeune femme prenait son service. Elle n'était dans la maison que depuis six mois, mais sa chute de reins avait déjà fait des adeptes, au premier rang desquels « le vieux », qui ne crachait jamais sur la chair fraîche. Miller était son fournisseur officieux. En quelque sorte, il draguait pour Walsingham. Son physique de charmeur lui permettait d'allonger les plus belles femmes dans son lit ou sur tout meuble faisant l'affaire, après quoi il en passait quelques-unes à Jack, en leur promettant une carrière éclair. Il va sans dire que les promotions étaient rarement au bout de la bite du « vieux ». Abusées, les pimbêches se taisaient par peur du ridicule et par peur tout court. Pour échapper aux attentions libidineuses de Walsingham, elles devaient attendre qu'il se lassât de leur plastique et changeât de monture. Heureusement, il était assez volage. Quant à Miller, il continuait à les poursuivre et à les consommer, en véritable fou de sexe. L'avantage, c'est qu'il était bel homme et bon amant. Ravi du point de vue, Mark siffla d'admiration. Isabella ne se retourna même pas.

« Qu'avez-vous vu, docteur Miller ?

– Appelle-moi Mark, coquine. »

L'infirmière fit face au médecin. Elle arborait un décolleté à damner un cardinal.

« Qu'as-tu vu Mark ?

– Ton petit cul, ma jolie.

– Quel romantisme !

– On n'en est plus là depuis longtemps.

– Oui, mais parfois ça ne fait pas de mal. Une parole douce, un bouquet de fleurs, un bijou, un week-end en Provence.

– Pour finir dans le lit du « vieux » ?

– Tu es vraiment un salaud. Moi qui étais libre ce soir.

– Je t'appellerai.

– Va te faire foutre !

– Les femmes d'aujourd'hui sont d'un vulgaire. Ciel, des mots affreux dans une bouche aussi suave !

– Va chier, connard. »

Isabella Duncan secoua la tête en signe de dégoût, puis tourna le dos à Miller. Elle disparut dans le bureau des infirmières, juste avant que Janice Cooper n'en sortît.

« Isabella, ma petite sauvageonne, garde tes insultes pour ce soir. Je t'emmène dîner chez... chez qui tu veux, soyons fous, et je me fais pardonner sur l'oreiller en te serrant dans mes bras rassurants. Salut Janice, ça vaut aussi pour toi. À trois c'est plus drôle. »

Janice ne releva pas la proposition. Elle avait sa dose pour un bon moment.

« Docteur...

– Docteur par-ci, docteur par-là. Pour qui me prend-on à la fin ?

– Docteur, Adam Scott vient de sonner. Ne vous voyant pas venir, j'y allais moi-même. »

Miller redevint sérieux. Il prit un ton d'autorité.

« Je m'en occupe. Vous éviterez tout contact autre que professionnel avec Scott. Interdiction de lui parler de sa femme. Il doit entamer le travail de deuil. C'est mon affaire. Vous avez entendu vous aussi, mademoiselle Duncan ? Sûrement, puisque vous avez la désagréable manie d'écouter aux portes. »

De l'autre côté de la cloison, une voix acide répondit :

« Bien reçu, docteur Miller. »

Adam arrivait à peine à garder les yeux ouverts. Il essayait de fixer son attention sur les objets qui l'entouraient : le verso de la fiche de soins attachée au pied du lit, la table de nuit peinte en vert d'eau, le fauteuil de convalescence, trône d'un roi déchu, les tableaux géométriques accrochés au mur et qu'il reconnut pour du Mondrian. Il lui avait semblé apercevoir le visage d'une infirmière qui s'était rapidement évaporé, sans qu'il sût si la jeune femme était partie soudainement ou si ses paupières s'étaient refermées, vaincues par la fatigue. Il se sentait très las, oublieux de tout. Il avait mal à la tête, une douleur lancinante qui lui serrait les tempes dans un étau.

Pourtant, le regard d'Anna le transperça, lui arrachant un cri de souffrance. C'était pire que tout, comme si on fouillait son thorax avec un couteau pour lui arracher le cœur. Ce n'était pas son regard pétillant, plein de vie et de promesses, celui qui l'avait séduit à leur première rencontre et que l'atmosphère de Paris avait terni en quelques mois, mais qu'il avait toujours compté retrouver en revenant sur la côte est des États-Unis, au bord de l'océan. Non, ce qui venait le hanter, c'était son regard mort, celui qui s'était imprimé à jamais sur sa rétine avant qu'il ne lui close les yeux. Adam pleura sans retenue. La vue brouillée par des larmes tièdes et salées, il ne s'aperçut pas de la présence de Mark.

Le médecin s'était avancé discrètement, ému malgré lui par la souffrance de son ami. Devant cet homme qui s'effondrait, il touchait la fragilité de la vie. Il en oubliait ses propres intérêts. La sonnerie de son téléphone portable les lui remit en mémoire. C'était le poste de Walsingham. Que lui voulait « le vieux » ? Sans doute le mettre en garde contre Newcombe. Mark répondit. On ne renvoyait pas chier le Secrétaire général impunément ; or tout le monde savait que le Docteur Miller prenait tous les appels – la blague courait qu'il le faisait même le caleçon sur les chaussettes –.

« Miller ?

– Oui ?

– Jack Walsingham.

– Un instant, monsieur. »

Miller sortit précipitamment de la chambre d'Adam, en tirant la porte derrière lui. Janice et Isabella s'étaient enfermées dans le bureau d'où s'échappait en sourdine la mélodie entraînante d'un vieux standard de jazz. Mark pouvait parler tranquillement dans le couloir vide de l'infirmerie.

« Que puis-je pour vous monsieur ?

– Faites attention à Newcombe. Ménagez-le bon sang et arrêtez vos blagues à deux balles. Il s'est plaint de vous. Il ne comprend pas pourquoi je vous fais confiance.

– Je sais.

– Raison de plus pour ne pas le chercher. C'est le genre de gars à fourrer son nez partout, même si cela n'a rien à voir avec sa mission. Je n'ai pas envie qu'il découvre certaines choses. J'ai de nombreux ennemis, vous ne l'ignorez pas.

– Non, bien sûr, mais ce type est un tel connard.

– Doublé d'un petit fouille-merde. Foutez-lui la paix, je m'occupe du reste.

– À vos ordres, monsieur. Rien d'autre ?

– Si. Vous n'avez rien pour moi en ce moment ? Du genre qui n'a pas froid aux yeux si possible.

– Je vais voir ce que je peux faire, mais je ne vous promets rien. Et puis, est-ce bien prudent avec Newcombe ?

– Merde ! Vous avez raison. Laissez tomber pour l'instant et faites ce que je vous ai dit. »

Walsingham raccrocha. Mark enfourna son portable dans une poche de sa blouse blanche. Un souci en moins. « Le vieux » ne baiserait pas de petites écervelées avant que Newcombe ne retournât à New York. Il devrait se contenter de sa tendre et chère épouse, une perche blonde, sèche et froide, tout droit issue de la haute société bostonienne, le genre à prendre le thé à la perfection dans de la porcelaine de Limoges, en vantant le jardin de sa villa toscane ou le jacuzzi de son chalet suisse. Une pétasse distinguée quoi ! Sûrement pas une beauté à donner la trique à un Docteur Miller. Mark se demandait depuis combien de temps Walsingham n'avait plus touché sa femme. L'avait-il seulement touchée un jour ? Question idiote puisqu'il se foutait de cette conne comme de sa première blennorragie. Il fallait s'occuper d'Adam, de Scott comme aurait dit l'autre empaffé. Mark se composa un visage serein et poussa la porte de la chambre.

Adam était réveillé. Il s'était redressé dans le lit, se servant de l'oreiller brodé du drapeau des États-Unis comme d'un dossier. Il avait gardé les jambes étendues. Ses mains reposaient sur ses cuisses, à travers la couverture étoilée. Une posture d'accablement, pensa Miller. Adam le fixait intensément, par delà les yeux, comme s'il voulait savoir ce qui se terrait dans les recoins de son âme. Un regard de fou. Miller cacha tant bien que mal son trouble, en entamant la conversation. Décidément, tout le monde cherchait à le mettre mal à l'aise aujourd'hui.

« Je vais m'occuper de toi mon vieux. »

Les yeux d'Adam ne cillèrent pas. Il ouvrit la bouche pour ne prononcer qu'un seul mot, lentement, d'une voix pâteuse.

« Anna ?»

Miller avait prévu le coup. Comment eût-il pu en être autrement ? Une journée ne s'était pas écoulée depuis que Scott s'était réveillé à côté du cadavre de sa femme. Les antidépresseurs en perfusion ne changeaient pas grand-chose à l'affaire. La chimie avait ses limites. Mark parla doucement à Adam, sans feinter, pour l'aider à prendre conscience de la réalité, de cette réalité sur laquelle personne ne pourrait revenir. D'habitude, les médecins n'excellaient pas dans ce genre d'exercice, incontournable dans la profession. Malgré ses aspects de dur à cuire, de sans cœur et de fanfaron, Miller, lui, était plutôt bon. Il trouvait les mots justes et les intonations réconfortantes, pour annoncer le décès d'un proche ou pour commencer à le faire accepter.

« Anna est partie, Adam.

– C'est un cauchemar, dis ? Je vais me réveiller ?

– Non, tu ne dors pas. Anna est partie.

– Elle est morte, elle est bien morte, c'est çà ?

– Partie, Adam. Tu la retrouveras un jour. Jusque-là, une part d'elle vivra en toi.

– Je n'ai qu'elle, Mark. Je veux la voir.

– C'est impossible, la procédure.

– Je me fous de la procédure, je veux la voir.

– Tu la verras, Adam. Plus tard. Ça va aller. Ils ne rigolent pas avec ton niveau de sécurité.

– Où est-elle ?

– À l'hôpital américain. Essaie de dormir encore. Tu quitteras bientôt l'infirmerie. Tu logeras à l'ambassade. Je t'expliquerai. Il faut que j'y aille. Dors. »

Miller avait prononcé les dernières phrases à un rythme ralenti, tout en plongeant ses yeux dans ceux d'Adam. Il adorait pratiquer l'hypnose, qu'il maîtrisait à la perfection. Il s'en servait parfois avec les femmes, quand elles lui résistaient avec trop d'effronterie, sans toutefois en abuser, car il avait assez d'amour-propre pour préférer les séduire par sa seule prestance. Adam referma les yeux et s'endormit. Mark quitta la pièce lentement, un sourire mélancolique aux lèvres.

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